Littératures sous embargo américain
Désormais, les
éditeurs américains sont passibles d'une amende pouvant
atteindre 1 million de dollars et d'une peine maximale de dix
ans de prison s'ils publient un livre provenant d'un pays sous
embargo américain. Ainsi en a décidé l'OFAC (Office of Foreign
Assets Control), une agence du département américain du Trésor
chargée des sanctions économiques contre les pays susceptibles
de constituer une menace pour la sécurité nationale des
Etats-Unis.
Depuis septembre 2003 - sauf autorisation préalable - l'OFAC
interdit toute publication de travaux d'auteurs iraniens,
cubains ou soudanais "qui ne seraient pas entièrement achevés au
moment de la signature du contrat"
avec l'éditeur. La formule, assez vague, est complétée par des
mesures
beaucoup plus explicites qui interdisent à tout Américain de
coécrire un
livre ou un article avec des auteurs de ces mêmes pays, de le
parachever,
d'apporter des modifications à des ouvrages déjà existants ou de
les
promouvoir. Interdire à un éditeur d'ajouter des notes ou une
introduction
à un livre, de le corriger ou de lui faire de la publicité
revient tout simplement à l'empêcher de mettre en oeuvre sa
parution.
Devant la menace des sanctions, les éditeurs n'ont pas d'autre
choix
que de s'incliner : parmi les ouvrages suspendus de parution
cette année,
on trouve une encyclopédie de la musique cubaine, une anthologie
de la
littérature iranienne contemporaine ou encore un ouvrage
scientifique
iranien visant à améliorer les prévisions des tremblements de
terre.
Les mesures de l'OFAC suscitent évidemment de nombreuses
réactions
dans le pays, car elles sont contraires à l'amendement Berman
(1988). Par
deux fois déjà, le Congrès a expressément soustrait la
circulation des idées
et des informations de l'embargo commercial. L'amendement de
1988 disposait en effet que l'OFAC n'avait pas autorité à "réguler
ou prohiber" l'importation ou l'exportation de publications ou
de films. Le Congrès entérinait sa décision en 1994 par un Free
Trade in Ideas Amendement (une loi sur le libre échange d'idées)
étendant l'application de l'amendement Berman à toute
information, quel que soit son support : CD, vidéo...
C'est donc pour répondre à ces mesures illégales et
anticonstitutionnelles que, le 27 septembre dernier, plusieurs
organisations, rassemblant des milliers de chercheurs, d'écrivains,
de traducteurs et d'éditeurs, ont déposé une plainte devant la
cour fédérale de New York pour obtenir la révision immédiate des
règlements de l'OFAC.
Ensemble, ils veulent faire valoir leur droit, au regard du
premier amendement de la Constitution américaine, lequel
consacre la liberté d'expression et la liberté de la presse, et
contraindre l'OFAC à respecter les lois du Congrès. Le document
principal des plaignants, précis et étayé, est accompagné de
déclarations personnelles remarquablement argumentées,
comme celle de Salman Rushdie, qui rappelle combien ses propres
combats
n'auraient pu aboutir s'il n'avait trouvé refuge et liberté aux
Etats-Unis.
De toutes parts, la résistance s'organise. Des associations
encouragent leurs adhérents à se faire connaître auprès d'une
autorité
locale, d'un journal, à publier des articles afin d'informer le
grand public
des dérives inquiétantes du gouvernement. Dans un article, une
lettre ou une déclaration, ils stigmatisent non seulement les
atteintes portées aux
droits fondamentaux des individus mais les conséquences absurdes
et contre-productives de telles mesures gouvernementales. Ainsi,
Shirin Ebadi,
Prix Nobel de la paix 2003, qui prévoyait d'écrire cette année
un livre sur sa vie en Iran, où elle fut emprisonnée, se voit
interdite de parution auxEtats-Unis. Le cas de l'activiste
iranienne, qui combat en faveur des droits
de l'homme, et qui porte plainte aussi, illustre bien l'incohérence
de la
situation et la double répression dont elle est la victime :
interdite de
publication en Iran, la voici maintenant réduite au silence aux
Etats-Unis.
Historiquement, les Etats-Unis ont toujours accueilli les
personnes dont les travaux étaient condamnés dans leur pays. L'amendement
Berman et
la loi sur le libre échange d'idées ont donc été passés pour
garantir la libre circulation des informations. Mais l'OFAC a
choisi d'étendre les restrictions aux publications, mettant
ainsi des littératures sous embargo américain. Conséquence :
d'un pays à l'autre, Cubains et Iraniens voient leur liberté d'expression
également menacée. Quelles dérives ne peut-on craindre quand le
gouvernement se présente partout en défenseur des libertés
fondamentales et qu'il a recours aux mêmes méthodes que les pays
qu'il prétend combattre?
Aude Pivin segn. da Enrico Galoppini
Aude Pivin est traductrice et critique. ARTICLE PARU DANS LE
MONDE, EDITION DU 30.11.04
GdS 10 XII 2004 - www.gazzettadisondrio.it